Au palais des Soderini.
MARIE SODERINI, CATHERINE, LORENZO, assis.
Catherine, tenant un livre.
Quelle histoire vous lirai-je, ma mère ?
Marie.
Ma Cattina se moque de sa pauvre mère. Est-ce que je comprends rien à tes livres latins ?
Catherine.
Celui-ci n’est point en latin, mais il en est traduit. C’est l’histoire romaine.
Lorenzo.
Je suis très fort sur l’histoire romaine. Il y avait une fois un jeune gentilhomme nommé Tarquin le fils.
Catherine.
Ah ! c’est une histoire de sang.
Lorenzo.
Pas du tout ; c’est un conte de fées. Brutus était un fou, un monomane, et rien de plus. Tarquin était un duc plein de sagesse, qui allait voir en pantoufles si les petites filles dormaient bien.
Catherine.
Dites-vous aussi du mal de Lucrèce ?
Lorenzo.
Elle s’est donné le plaisir du péché et la gloire du trépas. Elle s’est laissé prendre toute vive comme une alouette au piège, et puis elle s’est fourré bien gentiment son petit couteau dans le ventre.
Marie.
Si vous méprisez les femmes, pourquoi affectez-vous de les rabaisser devant votre mère et votre sœur ?
Lorenzo.
Je vous estime, vous et elle. Hors de là, le monde me fait horreur.
Marie.
Sais-tu le rêve que j’ai eu cette nuit, mon enfant ?
Lorenzo.
Quel rêve ?
Marie.
Ce n’était point un rêve, car je ne dormais pas. J’étais seule dans cette grande salle ; ma lampe était loin de moi, sur cette table auprès de la fenêtre. Je songeais aux jours où j’étais heureuse, aux jours de ton enfance, mon Lorenzino. Je regardais cette nuit obscure, et je me disais : il ne rentrera qu’au jour, lui qui passait autrefois les nuits à travailler. Mes yeux se remplissaient de larmes, et je secouais la tête en les sentant couler. J’ai entendu tout d’un coup marcher lentement dans la galerie ; je me suis retournée ; un homme vêtu de noir venait à moi, un livre sous le bras : c’était toi, Renzo : « Comme tu reviens de bonne heure ! » me suis-je écriée. Mais le spectre s’est assis auprès de la lampe, sans me répondre ; il a ouvert son livre, et j’ai reconnu mon Lorenzino d’autrefois.
Lorenzo.
Vous l’avez vu ?
Marie.
Comme je te vois.
Lorenzo.
Quand s’en est-il allé ?
Marie.
Quand tu as tiré la cloche ce matin en rentrant.
Lorenzo.
Mon spectre, à moi ! Et il s’en est allé quand je suis rentré ?
Marie.
Il s’est levé d’un air mélancolique, et s’est effacé comme une vapeur du matin.
Lorenzo.
Catherine, Catherine, lis-moi l’histoire de Brutus.
Catherine.
Qu’avez-vous ? vous tremblez de la tête aux pieds.
Lorenzo.
Ma mère, asseyez-vous ce soir à la place où vous étiez cette nuit, et si mon spectre revient, dites-lui qu’il verra bientôt quelque chose qui l’étonnera.
On frappe.
Catherine.
C’est mon oncle Bindo et Baptista Venturi.
Bindo et Venturi entrent.
Bindo, bas à Marie.
Je viens tenter un dernier effort.
Marie.
Nous vous laissons ; puissiez-vous réussir !
Elle sort avec Catherine.
Bindo.
Lorenzo, pourquoi ne démens-tu pas l’histoire scandaleuse qui court sur ton compte ?
Lorenzo.
Quelle histoire ?
Bindo.
On dit que tu t’es évanoui à la vue d’une épée.
Lorenzo.
Le croyez-vous, mon oncle ?
Bindo.
Je t’ai vu faire des armes à Rome ; mais cela ne m’étonnerait pas que tu devinsses plus vil qu’un chien, au métier que tu fais ici.
Lorenzo.
L’histoire est vraie : je me suis évanoui. Bonjour, Venturi. À quel taux sont vos marchandises ? comment va le commerce ?
Venturi.
Seigneur, je suis à la tête d’une fabrique de soie, mais c’est me faire une injure que de m’appeler marchand.
Lorenzo.
C’est vrai. Je voulais dire seulement que vous aviez contracté au collège l’habitude innocente de vendre de la soie.
Bindo.
J’ai confié au seigneur Venturi les projets qui occupent en ce moment tant de familles à Florence. C’est un digne ami de la liberté, et j’entends, Lorenzo, que vous le traitiez comme tel. Le temps de plaisanter est passé. Vous nous avez dit quelquefois que cette confiance extrême que le duc vous témoigne n’était qu’un piège de votre part. Cela est-il vrai ou faux ? Êtes-vous des nôtres, ou n’en êtes-vous pas ? voilà ce qu’il nous faut savoir. Toutes les grandes familles voient bien que le despotisme des Médicis n’est ni juste ni tolérable. De quel droit laisserions-nous s’élever paisiblement cette maison orgueilleuse sur les ruines de nos privilèges ? La capitulation n’est point observée. La puissance de l’Allemagne se fait sentir de jour en jour d’une manière plus absolue. Il est temps d’en finir, et de rassembler les patriotes. Répondez-vous à cet appel ?
Lorenzo.
Qu’en dites-vous, seigneur Venturi ? Parlez, parlez, voilà mon oncle qui reprend haleine ; saisissez cette occasion, si vous aimez votre pays.
Venturi.
Seigneur, je pense de même, et je n’ai pas un mot à ajouter.
Lorenzo.
Pas un mot ? pas un beau petit mot bien sonore ? Vous ne connaissez pas la véritable éloquence. On tourne une grande période autour d’un beau petit mot, pas trop court ni trop long, et rond comme une toupie ; on rejette son bras gauche en arrière, de manière à faire faire à son manteau des plis pleins d’une dignité tempérée par la grâce ; on lâche sa période qui se déroule comme une corde ronflante, et la petite toupie s’échappe avec un murmure délicieux. On pourrait presque la ramasser dans le creux de la main, comme les enfants des rues.
Bindo.
Tu es un insolent ! Réponds, ou sors d’ici.
Lorenzo.
Je suis des vôtres, mon oncle. Ne voyez vous pas à ma coiffure que je suis républicain dans l’âme ? Regardez comme ma barbe est coupée. N’en doutez pas un seul instant, l’amour de la patrie respire dans mes vêtements les plus cachés.
On sonne à la porte d’entrée ; la cour se remplit de pages et de chevaux.
Un page, entrant.
Le duc !
Entre Alexandre.
Lorenzo.
Quel excès de faveur, mon prince ! vous daignez visiter un pauvre serviteur en personne ?
Le Duc.
Quels sont ces hommes-là ? J’ai à te parler.
Lorenzo.
J’ai l’honneur de présenter à Votre Altesse mon oncle Bindo Altoviti, qui regrette qu’un long séjour à Naples ne lui ait pas permis de se jeter plus tôt à vos pieds. Cet autre seigneur est l’illustre Baptista Venturi, qui fabrique, il est vrai, de la soie, mais qui n’en vend point. Que la présence inattendue d’un si grand prince dans cette humble maison ne vous trouble pas, mon cher oncle, ni vous non plus, digne Venturi. Ce que vous demandez vous sera accordé, ou vous serez en droit de dire que mes supplications n’ont aucun crédit auprès de mon gracieux souverain.
Le Duc.
Que demandez-vous, Bindo ?
Bindo.
Altesse, je suis désolé que mon neveu…
Lorenzo.
Le titre d’ambassadeur à Rome n’appartient à personne en ce moment. Mon oncle se flattait de l’obtenir de vos bontés. Il n’est pas dans Florence un seul homme qui puisse soutenir la comparaison avec lui, dès qu’il s’agit du dévouement et du respect qu’on doit aux Médicis.
Le Duc.
En vérité, Renzino ? Eh bien ! mon cher Bindo, voilà qui est dit. Viens demain matin au palais.
Bindo.
Altesse, je suis confondu. Comment reconnaître ?…
Lorenzo.
Le seigneur Venturi, bien qu’il ne vende point de soie, demande un privilège pour ses fabriques.
Le Duc.
Quel privilège ?
Lorenzo.
Vos armoiries sur la porte, avec le brevet. Accordez-le-lui, monseigneur, si vous aimez ceux qui vous aiment.
Le Duc.
Voilà qui est bon. Est-ce fini ? Allez, messieurs ; la paix soit avec vous.
Venturi.
Altesse !… vous me comblez de joie,… je ne puis exprimer…
Le Duc, à ses gardes.
Qu’on laisse passer ces deux personnes.
Bindo, sortant, bas à Venturi.
C’est un tour infâme.
Venturi, de même.
Qu’est-ce que vous ferez ?
Bindo, de même.
Que diable veux-tu que je fasse ? Je suis nommé.
Venturi, de même.
Cela est terrible !
Ils sortent.
Le Duc.
La Cibo est à moi.
Lorenzo.
J’en suis fâché.
Le Duc.
Pourquoi ?
Lorenzo.
Parce que cela fera tort aux autres.
Le Duc.
Ma foi, non, elle m’ennuie déjà. Dis-moi donc, mignon, quelle est donc cette belle femme qui arrange ces fleurs sur cette fenêtre ? Voilà longtemps que je la vois sans cesse en passant.
Lorenzo.
Où donc ?
Le Duc.
Là-bas, en face, dans le palais.
Lorenzo.
Oh ! ce n’est rien.
Le Duc.
Rien ? Appelles-tu rien ces bras-là ! Quelle Vénus, entrailles du diable !
Lorenzo.
C’est une voisine.
Le Duc.
Je veux parler à cette voisine-là. Eh, parbleu ! si je ne me trompe, c’est Catherine Ginori.
Lorenzo.
Non.
Le Duc.
Je la reconnais très bien ; c’est ta tante. Peste ! j’avais oublié cette figure-là. Amène-la donc souper.
Lorenzo.
Cela serait très difficile. C’est une vertu.
Le Duc.
Allons donc ! Est-ce qu’il y en a pour nous autres ?
Lorenzo.
Je lui demanderai, si vous voulez, mais je vous avertis que c’est une pédante ; elle parle latin.
Le Duc.
Bon ! elle ne fait pas l’amour en latin. Viens donc par ici ; nous la verrons mieux de cette galerie.
Lorenzo.
Une autre fois, mignon ; — à l’heure qu’il est, je n’ai pas de temps à perdre : — il faut que j’aille chez le Strozzi.
Le Duc.
Quoi ! chez ce vieux fou ?
Lorenzo.
Oui, chez ce vieux misérable, chez cet infâme. Il paraît qu’il ne peut se guérir de cette singulière lubie d’ouvrir sa bourse à toutes ces viles créatures qu’on nomme bannis, et que ces meurt-de-faim se réunissent chez lui tous les jours, avant de mettre leurs souliers et de prendre leurs bâtons. Maintenant, mon projet est d’aller au plus vite manger le dîner de ce vieux gibier de potence, et de lui renouveler l’assurance de ma cordiale amitié. J’aurai ce soir quelque bonne histoire à vous conter, quelque charmante petite fredaine qui pourra faire lever de bonne heure demain matin quelques-unes de toutes ces canailles.
Le Duc.
Que je suis heureux de t’avoir, mignon ! J’avoue que je ne comprends pas comment ils te reçoivent.
Lorenzo.
Bon ! si vous saviez comme cela est aisé de mentir impudemment au nez d’un butor ! Cela prouve bien que vous n’avez jamais essayé. À propos, ne m’avez-vous pas dit que vous vouliez donner votre portrait, je ne sais plus à qui ? J’ai un peintre à vous amener ; c’est un protégé.
Le Duc.
Bon, bon ; mais pense à ta tante. C’est pour elle que je suis venu te voir : le diable m’emporte ! tu as une tante qui me revient.
Lorenzo.
Et la Cibo ?
Le Duc.
Je te dis de parler de moi à ta tante.
Ils sortent.
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